1 mars 2011

Paroles du vagabond enchanté


" Souvent les voyageurs justifient leur départ par leur soif de rencontres, Découvrir l'Autre, s'y frotter, le comprendre, l'écouter et l'aimer : motifs des voyages modernes. Serait-ce qu'à la maison, il n'y a personne digne de soi ? Serait-ce que l'exotisme confère à l'étranger une valeur suprême ? Y aurait-il un rapport entre la profondeur des gens et leur éloignement ? Un voyage en des terres désolées, vides de tout être, n'aurait-il pas d'intérêt ?

Je trouve plus honnête d'avouer que je voyage en vagabond enchanté pour le seul bénéfice de mon âme et la pure jouissance de mon corps. Que me frotter à la beauté du monde est mon unique raison de lever les ancres. Que je suis capable de laisser l'Autre tranquille pendant des semaines si je me sens l'humeur solitaire. "Partir pour rencontrer", entend-on ici et là comme si rencontrer l'autre était équivalent à visiter les temples ou goûter la cuisine locale. La rencontre est un bonheur fugace, rare, avare de lui-même. Elle survient sur la route. Surtout ne pas aller vers elle ! Si elle se décide à venir, alors elle illuminera votre ciel intérieur sans qu'il n'y ait rien à faire. Comme avec les chats.

(...)

Sous la plume de Knut Hamsun, le vagabond cheminant dans la lumière du nord tient "compte de chaque caillou, chaque brin d'herbe, et eux, à leur tour, semblent tenir compte de moi. Nous sommes de vieilles connaissances". Il y a dans la capacité d'émerveillement l'un des secrets de l'énergie vitale. Quelques rares êtres réussissent à se maintenir en perpétuel état de reconnaissance devant le cours des choses, à "tenir [leur] âme en haleine" selon Montaigne. Non pas qu'ils aient affûté leurs yeux à mieux regarder le monde ou qu'ils possèdent une prédisposition au métier de spectateur mais parce qu'ils éprouvent en eux l'unité du vivant. Ils se sentent intégrés à la valse solaire. Ils se savent dépendre de l'astre autant que le chêne et le lombric. Ils développent corps et âme une capacité extrême de réception des signaux du monde extérieur – de ses parfums, de ses couleurs et de ses formes. Ce n'est pas tellement que leurs yeux se tiennent grands ouverts. C'est plutôt qu'ils deviennent eux-mêmes œil ouvert. Ils regardent de toute leur âme, écoutent de tous leurs yeux, reçoivent de toute leur chair. Le monde leur saute au regard comme un enfant heureux vous sauterait au cou. Ils brûlent de l'inépuisable appétit de toujours découvrir quelque chose de nouveau. "

- Sylvain Tesson, Éloge de l'énergie vagabonde

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