14 mars 2011

L'imagination peut-elle assez

" Qu'imagine-t-elle, cette poignée d'Européens ultra-éduqués, dont les membres forment le boy's band du développement durable ? Que les discours citoyens, les actions individuelles, les comportements vertueux enrayeront le pillage des ressources ? Que pourront les bonnes intentions de quelques hommes lucides et de bonne volonté devant la course aux réserves ? Se rend-on bien compte de la charge énergétique contenue dans le marché de Rawalpindi, de la frénésie consommatrice d'une seule rue du quartier commerçant de Hong-Kong ou d'un quai du port de Bombay ? Se rend-on compte que des Moluques au Balouchistan, des milliards de postes de télévision serinent à des milliards d'enfants que le bonheur est dans le supermarché. La télévision désigne le but : atteindre la prospérité de l'Occident. L'Europe a montré la voie, elle explique depuis des décennies aux spectateurs ébahis par son succès comment jouir le mieux possible et transformer la richesse en temps libre et le temps libre en loisir. Le western style est devenu fantasme. La télévision jette de l'huile sur le feu de l'Envie. Le souhait d'accéder aux niveaux de vie occidentaux génère dans le cœur des hommes, de Bamako à Bogota, l'énergie la plus puissante qui soit, celle qui mène le monde selon René Girard : l'énergie du désir mimétique. Elle amène l'homme à lutter non pas tant pour l'objet que pour sentir la satisfaction de posséder autant que celui qui possédait autrefois plus que lui.

(...)


Il existe deux autres voies pour mettre un terme à l'insulte faite à la Terre. Une infime poignée de vagabonds, racleurs de vent et princes des cabanes, nous indique le chemin qui mène à la première. Ils vivent et courent dans les bois, se nourrissent de soupe à l'ortie, loin des impératifs de la religion, des commandements des marchands et du désespoir urbain. Ils se sont exclus de la spirale énergétique. Si toute vie laisse une marque sur la peau de la Terre comme le harpon sur le cuir des cachalots, au moins l'entaille des vagabonds est-elle superficielle. Dersou Ouzala et ses fils spirituels n'ont pas besoin de brandir les oriflammes du développement durable ou de la décroissance soutenable. Ne se rendant pas aux manifestations écologiques à bord de leur voiture, n'utilisant pas d'ordinateurs pour diffuser leurs idées, ils sont les seuls à pouvoir légitimement argumenter sur le sort de la Terre. Mais ils ne s'expriment jamais car ils ont décidé que leur vie tiendrait lieu de discours. Ils sont tellement peu nombreux que les larmes coulent lorsque nous pensons à eux.
La seconde issue préconise de consommer toujours plus. Dans la meilleure hypothèse, les réserves pétrolières n'offrent plus qu'un siècle d'exploitation, les gisements d'uranium seront épuisés dans 80 ans et plus aucun filon de gaz ne chuintera dans trois générations. Précipitons donc la fin de nos maux : accélérons l'épuisement des ressources ! Ouvrons les vannes. Que tournent les moteurs. Que dégueulent les pipes et flambent les torchères ! Une fois l'humanité acculée à des nappes vides, la tentation de sucer le brut toujours plus profond pour alimenter notre plaisir aura disparu. Il ne sera alors plus temps d'organiser un commerce équitable, une réduction des impacts ou un échange éthique. Mais il sera question d'imaginer vraiment un autre monde. "

- Sylvain Tesson, Éloge de l'énergie vagabonde

11 commentaires:

  1. Mon passage préféré!
    Et mon étendard de participation à l'élaboration d'un "Penser Global et Fraternel" qui n'existe pas dans le terme de "mondialisation"
    Avez-vous rencontré comme moi (qui l'ai découvert là) Sylvain Tesson -ma fille et moi restons émues de sa simplicité et disponibilité à parler- à l' "université de la terre", un WE par an, au palais de l'UNESCO à Paris ?
    Elisabeth P

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  2. Je ne connaissais pas l' "université de la terre", merci de cette découverte ! ça a l'air passionnant.
    J'ai pour ma part découvert Sylvain Tesson par la grâce du hasard, ses livres s'étant trouvés sur ma route. J'ai eu le plaisir depuis de l'entendre à la radio mais jamais de le rencontrer "en vrai". Je vous envie !

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    1. wouaouh! il y a quelqu'un!
      -au fait je suis poétesse aussi ;-)
      -côté journaliste, ce sont plutôt eux qui m'ont (oh rarement!) fait parler ;-) : rapport (par ordre chronologique sur plus de 20 ans) au développement agricole Afrique, à la pollution des eaux France, ou à une expo photos
      -et je devrais être meilleure botaniste avec tout ce que j'ai dû étudier...
      -mais bien plus important: j' "apprends à marcher" (et à danser, ce qui est un autre aspect, peut-être côté 'enthousiasme', d'être au monde)... eh oui, il faut peut-être remonter jusque là la reprise de tout ce qui s'enclenche faussement en cette société de flexibilité devant un système établi sur les bases si bien sous-entendues dans l'article
      Je pense que Sylvain Tesson est rencontrable par ses pairs! (en écrivant à l'adresse de son éditeur) si intérêt il y a
      Elisabeth P
      PS: sans compte internet, je ne peux que répondre en anonymat, pas habituée

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    2. S'il vous plaît de poursuivre cette conversation entre poétesses enthousiastes au pied léger, je ne suis pour ma part pas anonyme :
      anais.bon@gmail.com

      J'existe aussi sur twitter (compte @LaCentauresse ... et là : http://lacentauresse.tumblr.com/ )

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    3. oh ça c'est gentil!

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  3. PS:
    Je suis triste que cet article lucide, profond, radical et original
    (=passer l'utopie du vrai durable avec sa régression matérielle de la plupart d'entre nous, renoncer à l'espoir actif que véhiculent des gens comme Pierre Rabhi même, pour "hâter" -c'est une image active, qui nous fait en fait mieux voir le "laisser aller à fond les manettes"- la pénurie "veau d'or", pour enfin concevoir l'homme à égalité avec "l'autre moitié du monde" -acception Susan George-... )
    ait fait si peu réagir. On dirait que vous êtes de ceux pour lesquels "nos larmes coulent quand nous pensons à eux"...?
    Elisabeth P tentant désormais de marcher sur les Causses

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  4. Ce blog reste confidentiel, c'est ainsi ! pas une fatalité, mais un fait. Et la radicalité vraie d'un S.Tesson, très à côté des habitudes de notre temps, laisse sans doute la plupart sans voix..
    Je vous souhaite belle marche, camarade ambulante.

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    1. Pour le "sans voix", je teste (sera-ce dans le désert?) en faisant circuler à peu près le même texte que vous. (je n'ai lu le bouquin que l'été dernier! le pétrole ne m'attirait pas, et pourtant c'est le meilleur de ceux que j'ai lus)
      Je soupçonne que vous avez raison.
      Comment dire : je me demande parfois si l'effet 'global' (avantage/inconvénient) de la comm' internet sur la population n'est pas égal au niveau de son plus fréquent usage divisé par ses millions d'adeptes,
      EP
      cf dans le même livre la description des jeunes zombies de l'écran, même dans les pays en émergence

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    2. Internet est un mass media, les idées massives y restent massives, les pensées discrètes par ailleurs n'y élargissent guère leur audience... enfin, je crois !

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    3. ben oui
      alors nouzautres on ne s'en sert pas pour prêcher ( pour sauver le monde !o) ;-) 8o| )
      Voilà une constatation qui m'économise bien de l'énergie!
      On s'en sert simplement comme boîte à lettres entre nous (eh... un nous qui s'élargit un peu à des semblables, c'est quand même QQCH... mine de RIEN) améliorée.
      EP

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    4. C'est quand même un bon quelque chose, oui ! un sacré dénichoir de semblables par mots-clés.

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pas