De ma Prudence, j’apprends qu’elle est fille de ma maladresse. Ma maladresse, fille de personne. Hasard de construction, encodage erratique, failles invisibles, anciennes, et tout cas personne à blâmer : même pas moi. J’ai mal appris à bouger, mais j’ai appris très tôt que bouger était un jeu risqué, aléatoire. Les meilleurs moments étaient peut-être ceux où l’improvisation n’était pas grave, on pouvait s’agiter pour de rire : danser au hasard de son ressenti, aimer en glissant d’une caresse l’autre, dans la confiance de ce qui est doux.
Depuis les premiers pas ma vie s’est pavée de prudence. Tout
de même, je marche bien, je tape à toute vitesse sur ce clavier (avec quatre
doigts), je dessine et danse avec une certaine grâce, je mange avec des
baguettes chinoises selon une technique non-conventionnelle.
En maternelle, je regardais sans envie mes camarades grimper
dans les « cages à écureuils » et faire le « cochon
pendu ». Je ne comprenais rien à ces fantaisies animalières :
pourquoi vouloir se mettre la tête à l’envers ? Mes parents ne m’ont guère
encouragée à dépasser mes réticences. Ma mère, regard inquiet, sentait-elle que
je pouvais, plus que les autres enfants, payer le prix de la moindre
acrobatie ? Avais-je mangé son angoisse, ou avais-je déjà choisi de jouer
plutôt avec mon esprit qu’avec mon corps, qui semblait avoir beaucoup moins de
répondant ?
Toutes ces choses que je ne sais pas faire. Loucher. Gonfler
un ballon de baudruche. Courir. Faire une roulade (avant ou arrière), ou toute
sorte d’acrobatie. Faire la roue. Faire des pompes. Faire un dab. Danser le
madison. Porter plusieurs objets à la fois. Conduire, ou tenir sur un objet
instable (skateboard, trottinette, patins). Manger proprement. Nager le crawl.
Jongler.
Cette défiance envers ma coordination est une compagne
quotidienne. Je la savais présente, sans l’avoir jamais vraiment nommée.
Défiance et honte. Ne montre pas tes gestes en public. Ne présume pas de tes
forces ou de ton adresse. Maintenant, je la vois, cette petite femme avec mon
visage. Elle est douce et timide, j’ai envie de la prendre dans mes bras. Elle
est précieuse, ma Prudence, qui depuis si longtemps veille sur moi. Maintenant
que je sais qui elle est et ce qu’elle a fait pour me préserver, je ne
laisserai plus personne l’insulter.
Nous ne ferons pas de grandes choses spectaculaires, du
trapèze ou de beaux scores au baby-foot, mais nous pourrons apprendre ensemble.
Elle me dit qu’elle a besoin de garanties : être en confiance, pouvoir
prendre son temps, avoir le droit d’avoir peur. Petit à petit, elle m’aide à
tisser dans mes tréfonds des sensations que je saurai retrouver, des gestes
fiables. Nous fredonnons pour avoir moins peur. Nous prenons plaisir à ces
gestes nouveaux. Notre territoire s’étend.